Décarbonation N°3

#1 - Mobilité et réduction des émissions de CO2 : un changement de paradigme

21.11.22

La décarbonation de la mobilité, une révolution pour le secteur automobile

Le transport routier représente en Europe environ 25% des émissions européennes de gaz à effet de serre dont 72% proviennent du transport de marchandises (1). Sa décarbonation est donc essentielle pour atteindre l'objectif de neutralité carbone induit par l'Accord de Paris. Mais en se décarbonant, le secteur automobile vit une révolution car la valeur de la voiture passe au second plan devant ce qui a maintenant davantage de valeur, c'est-à-dire la capacité de cette voiture à émettre le moins de CO2 possible. Le taux d'émission de cette voiture est en quelque sorte une nouvelle monnaie d'échange au niveau mondial pour les gestionnaires de flottes et les constructeurs. Ce taux d'émission suppose aussi un accès aux données et à des tiers de confiance.  

L'Union européenne a d'abord infléchi les comportements des consommateurs avec succès grâce à une politique visant à plafonner les émissions de CO2 des nouveaux véhicules (le plan Climat prévoit une baisse de 55% des émissions de CO2 de 1990 à 2030). Cela a été très efficace puisqu'à fin juin 2022, près de 10% du marché des véhicules neufs a transité vers l'électrique (2). D'un point de vue technologique le choix a été de favoriser l'électrification du parc automobile, cette transition s'étant essentiellement faite en ayant recours à la technologie des batteries au lithium.

D'autres mesures vont concomitamment agir sur les émissions de CO2 du parc, qui prennent notamment en compte l'analyse du cycle de vie du produit automobile (ACV). De telles analyses, qui permettent d'évaluer les émissions des automobiles au cours de leur vie opérationnelle (partie aval du scope 3) (3), sont nécessaires dans le cadre des engagements des constructeurs en faveur du climat et vont s'appliquer à tous les acteurs de la chaîne automobile, comme le constructeur mais aussi les gestionnaires de flottes publics et privés.

Les batteries sont également concernées : exigences de traçabilité de la chaîne d'approvisionnement en amont de la fabrication des batteries, pourcentage de matières premières recyclées (2024), mise en place d'un passeport, véritable carte d'identité unique des batteries, à partir de 2027 (Directive Batterie 2006/66/EC pour un développement durable des batteries utilisées dans le secteur automobile) ou encore l'identification indépendante des données auto, que celles-ci soient liées à la batterie mais aussi à son usage.

Toutes ces actions en faveur du climat reposent sur une collecte et une exploitation de la part de tiers indépendants engageant et accélérant la véritable décarbonation des chaînes de valeur mondiales (batteries, électricité verte, propriété partagée...).

Pour l'automobile c'est un vrai démarrage de zéro

En effet ce qui se voit, c'est la voiture, c'est-à-dire une quantité visible, au contraire des émissions, qui elles, ne se voient pas dans le monde physique ordinaire. Rétribuer les acteurs qui font l'effort de réduire les émissions revient à donner un prix à l'invisible. Mais comme la décarbonation fait désormais partie des règles mises en place par les États, la mesure de ces efforts a un prix et les dirigeants de la sphère publique ou privée rivalisent pour compiler les données de la « supply chain » et même votre banquier, mais aussi, bien sûr, votre client, votre distributeur, tous lui donnent de la valeur.

Tel que nous le percevons, c'est aussi un changement d'écosystème avec la création de nouveaux usages et de nouveaux emplois, ce qui contribue à changer les champs concurrentiels dans lesquels les constructeurs et les opérateurs agissaient jusqu'à présent.

La création de valeur dans une chaîne d'approvisionnement durable suppose de l'open data, et donc des standards uniques et reconnus. Le secteur automobile va également passer d'un schéma fondé sur les économies d'échelle à un schéma drivé par l'innovation.

L'empreinte carbone d'un véhicule permet de construire une nouvelle chaîne de valeur

Grâce à un meilleur contrôle et grâce à la traçabilité des données de la chaîne d'approvisionnement, il sera possible de définir une automobile avec son passeport comprenant notamment l'état de santé de sa batterie SOH (State of Health). La gestion des données du passeport d'un véhicule électrique (VE) deviendra nécessaire, notamment pour un véhicule d'occasion.

Pour le constructeur, la valeur environnementale de la voiture reposera en particulier sur le type d'énergie utilisé, la proportion de son bilan énergétique provenant d'énergies renouvelables ou décarbonée, afin d'en calculer l'empreinte CO2 tout au long de son cycle de vie. Les constructeurs vont graduellement devoir apprendre à faire de ces données un critère important du choix du consommateur.

Voiture deux énergies - Essence et électrique
Source : Gettyimages.fr

La mobilité et la filière énergie

L'enjeu principal du secteur automobile est désormais de bâtir une chaîne d'approvisionnement en électricité avec deux sujets majeurs, les usines de batteries et les énergies renouvelables ou décarbonées. Nous ne pouvons pas fabriquer la voiture électrique sans passer par la première étape c'est-à-dire bâtir une industrie électrochimique qui permet une production accrue de matériaux chimiques. Les semi-conducteurs sont aussi un des éléments essentiels comme l'a démontré la crise des semi-conducteurs. Sans TSMC (4) vous ne pouvez pas fabriquer de voiture. C'est la raison des nombreux arrêts de production depuis octobre 2021.

Les choix politiques sont cruciaux afin d'héberger ces industries en Europe de manière à pouvoir s'approvisionner localement. Les premiers dégâts d'une politique à courte vue ayant été la pénurie de semi-conducteurs, le second serait le manque de batteries. Il ne reste toutefois plus de temps pour créer la chaîne d'approvisionnement de la batterie et atteindre le net zéro.

Cela suppose aussi la requalification d'une partie des emplois du secteur de la mécanique. Cela suppose d'attirer les ressources stratégiques et les talents clés dans un univers qui deviendra très concurrentiel. Finalement, le virage du véhicule électrique, ce n'est pas seulement de décarboner la mobilité mais aussi de préserver l'autonomie stratégique européenne et nationale, des enjeux qui deviennent encore plus parlant après le conflit en Ukraine. Cela nécessite des investissements et une mobilisation financière d'ampleur.

Production : sur quoi agir pour maximiser la baisse des émissions de CO2

Au-delà des mesures d'efficacité énergétique, on peut penser en premier à des usines zéro émission n'utilisant que des énergies renouvelables. Apple par exemple – dans son domaine – a incité fortement ses « partenaires de fabrication » à n'utiliser que des énergies renouvelables pour leur production.

Il faut toutefois réaliser que la baisse des émissions sera la plus importante sur le scope 3 (amont et aval). En diminuant notamment les émissions de la chaîne d'approvisionnement en amont, en y incluant la logistique et l'extraction de matériaux. Pour l'utilisation aval du produit, l'évaluation du cycle de vie joue un rôle prépondérant dans la mesure des émissions.

La proposition de décembre 2020 du règlement européen relatif aux batteries permet de réutiliser des matériaux de la batterie et oblige les fabricants à déclarer les émissions de CO2 provenant de la production de batterie.

Pour l'instant, les batteries de véhicules électriques sont exportées vers l'Europe et comportent de fait une empreinte carbone. Pour qu'elles deviennent zéro carbone, il faut les produire sur place à partir d'énergie renouvelable ou décarbonée, ce qui est impossible pour des batteries venues de Chine ou du Japon. Avec le nouveau texte de réduction de l'inflation (IRA Act), les Américains renforcent leur objectif de réduction de l'empreinte carbone de leurs batteries et favorisent la production d'énergie et de batteries sur le sol américain. Il s'agit presque d'une barrière commerciale verte. Ainsi, à partir de juillet 2024, toutes les batteries qu'elles soient résidentielles stationnaires, automobiles, pour des deux roues, ou des vélos électriques… devront s'y conformer.

L'enjeu majeur de la transition des véhicules commerciaux

D'ores et déjà certains transporteurs comme les flottes des loueurs ou les taxis doivent tenir compte des émissions liées à l'usage de leurs véhicules. Ainsi, les chauffeurs Uber commencent à se procurer des véhicules électriques et, s'ils ne peuvent les acheter, des services de location leur sont proposés.

La transition énergétique peut même avoir des impact positifs sur le coût total d'acquisition du véhicule (5). Par exemple la Tesla Modèle 3, qui est en vente depuis 2017, a d'abord été massivement vendue pour des flottes mais les véhicules disponibles étant désormais insuffisants pour satisfaire la demande, Tesla s'est tourné vers des acheteurs plus lucratifs. Par contre, ce modèle était très apprécié des chauffeurs car sa valeur résiduelle étant très élevée, le taux d'amortissement effectif du véhicule était très bas comparativement à un véhicule thermique équivalent, ce qui abaissait de fait le coût de la propriété de ces véhicules.

C'est la qualité de la batterie qui fait la valeur réelle d'un véhicule et c'est cette valeur qui in fine se répercutera sur les prix des voitures même si jusqu'à présent le mécanisme n'est pas encore en place. En effet, les consommateurs finaux n'ont pas encore de notions de la valeur des batteries. Pour créer ce nouveau système de production de valeur, il faudra aussi être en mesure de connaître l'état de santé de la batterie (SOH, State of Heath). Le coût de la batterie est aussi devenu fluctuant, en fonction des prix des métaux (6) qui entrent dans sa composition et qui ont beaucoup augmenté depuis mars 2021 (> 100%). Pour aller plus loin dans la création de valeur de cette transition énergétique, il faudra aussi donner de nouveaux outils aux concessionnaires et aux vendeurs de voitures d'occasion.

À terme, les risques d'approvisionnement en matériaux peuvent s'atténuer si l'on peut s'appuyer sur une filière de recyclage solide

Il sera possible de diminuer la dépendance de cette filière en matières premières amont. Par exemple, le nickel provient jusqu'à présent d'un nombre limité de pays, en particulier l'Indonésie et la Russie ; en créant une économie circulaire, la dépendance au risque géopolitique s'en trouve réduite.  

Ces sujets d'approvisionnement en matériaux sont au cœur des préoccupations de la Commission européenne. Dans son discours sur l'état de l'Union, la présidente de la Commission a annoncé, concernant les terres rares et le lithium « définir des projets stratégiques tout au long de la chaîne d'approvisionnement, de l'extraction au raffinage, de la transformation au recyclage ». À ce titre, la proposition de réglement en discussion prévoit un pourcentage croissant de matière recyclée dans la fabrication des batteries. Les objectifs envisagés par l'Union européenne à l'horizon 2030 sont très ambitieux. Ils supposent d'imposer un contenu minimum de matières premières recyclées dans les batteries neuves produites soit 12% pour le cobalt, 4% pour le nickel et 4% pour le lithium ; ce pourcentage progressant ensuite à 20%, 12% et 10% respectivement d'ici 2035. Cette directive batterie qui remplace celle de 2006 suppose aussi une mesure de l'efficacité du process de recyclage de 70% pour le lithium et 95% pour le nickel et le cobalt.

L'enjeu de l'intégration de la recharge dans la grille

L'intégration du véhicule dans le réseau peut être beaucoup moins chère que celui d'un véhicule thermique si vous pouvez recharger à une période où ces réseaux sont en surplus d'électricité.

De fait, l'effet de la recharge massive des véhicules électriques sur les réseaux électriques, en particulier en période de pointe, pourrait être dramatique. Les entreprises explorent déjà des moyens de réduire cet impact et proposent des tarifs en fonction de l'heure d'utilisation, tandis que d'autres proposent de gérer la recharge des véhicules électriques de manière centralisée. Le concept de charge bidirectionnelle gagne également du terrain. En effet, cette technologie va permettre au véhicule électrique de décharger sa batterie sur le réseau électrique. En fin de compte, faire face à l'impact des véhicules électriques sur le réseau nécessitera un certain nombre de solutions, que ce soit la recharge intelligente, la recharge bidirectionnelle, et supposera aussi une modernisation du réseau électrique alliée à la construction de moyens de production électrique (centrales électriques, renouvelables et stockage) et la pose de nouveaux câbles…

Les régulateurs et les fabricants de véhicules électriques explorent déjà la recharge bidirectionnelle. Dans sa directive actualisée sur les carburants alternatifs, la Commission européenne a proposé une collaboration entre les parties prenantes de l'industrie. Plusieurs nouveaux véhicules électriques (7) sont prêts pour le V2G (8), et la fonctionnalité devient désormais disponible dans de nombreux nouveaux modèles.

En fin de compte, au-delà des solutions techniques évoquées ci-dessus, la manière dont la demande de pointe des véhicules électriques sera gérée dépendra aussi du coût et de l'aspect pratique des différentes solutions.

Pour conclure, même si les défis à relever sont nombreux, il apparaît que de nombreuses solutions existent pour décarboner la mobilité.

 

notes : 
(1) Source : ACEA
(2) Source : ACEA
(3) Scope 3 mesure des émissions indirectes de gaz à effets de serre d'une entreprise provenant de l'amont (fournisseurs) ou en aval lors de l'utilisation du véhicule.
(4) Plus importante fonderie de semi-conducteurs indépendante, dont le siège social est situé à Taïwan.
(5) En anglais : TCO, Total Cost of Ownership, c'est-à-dire le coût total de possession d'un véhicule.
(6) Nickel, cobalt, lithium
(7) Par exemple : le Kia EV6, l'ID4 et 5 de Volkswagen, le Ioniq 5 de Hyundai, le Honda e, le Ford F150 Lightning et le tout nouveau Volvo EX90.
(8) Vehicle to Grid