Décarbonation N°2

#7 - Les enjeux du carbone pour les entreprises industrielles

05.05.22

Un prix du carbone qui s'envole

Prix du carbone
Source : Infographie Crédit Agricole

Depuis deux ans, le coût du carbone a fortement augmenté, et avoisinait 90€/tCO2, avant le déclenchement de la guerre en Ukraine contre environ 25 €/tCO2 début 2020 et 35 €/tCO2 début 2021. Ce niveau dépassait le prix anticipé par les analystes début 2021 pour 2030. Il dépassait aussi celui retenu, pour le même horizon, dans les études d'impact réalisées pour la réforme envisagée du système européen d'échange de quotas d'émissions (1) (SEQE), qui a été proposée par la Commission européenne en juillet 2021 avec son train de mesures visant à atteindre la neutralité climatique en 2050. Cette augmentation très rapide trouve ses origines dans la réforme anticipée du marché des « quotas carbone » (2), mais aussi sans doute dans la hausse du prix du gaz en Europe (3) .

Cette hausse est-elle vertueuse ? Sans doute si elle facilite la transition de l'appareil productif vers une industrie décarbonée, mais sa rapidité représente un enjeu pour les entreprises industrielles. Elle induit une hausse des coûts pour celles qui sont soumises à ce système et n'ont pas accès aux quotas gratuits, sans pouvoir adapter rapidement leur outil de production.

Cela peut également poser un problème de concurrence et de compétitivité si les importateurs n'y sont pas soumis.

Certes, le système actuel des quotas de CO2 prend en compte ces problèmes de compétitivité. En accordant actuellement des quotas gratuits (sauf notamment pour le secteur de l'électricité), il vise à protéger les secteurs industriels qui pourraient être tentés par des fuites de carbone, en s'implantant dans des zones où de tels systèmes n'existent pas.

Mais avec l'augmentation des ambitions européennes en matière climatique, il y a un risque de divergence accrue avec les pays tiers quant au niveau des actions en faveur du climat, comme le relève la Commission européenne dans sa proposition de mécanisme d'ajustement carbone aux frontières (MACF), et donc une augmentation du risque de fuite de carbone. Cette situation est due au rehaussement des objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES), induisant une baisse des quotas de carbone et un renforcement du signal de prix (4) du carbone. De plus, la baisse anticipée du nombre de quotas gratuits induit une pression accrue.

L'ajustement carbone aux frontières : la réponse de la Commission européenne pour réduire les « fuites de carbone » et soutenir l'ambition accrue de l'Union européenne en matière climatique

Dans ce contexte, la Commission européenne a proposé d'introduire pour un nombre identifié de secteurs un MACF. Ce mécanisme est conçu comme un outil climatique en vue d'éviter les « fuites de carbone », de réduire les émissions de GES en Europe avec un objectif de neutralité climatique à l'horizon 2050, d'encourager les pays exportant vers l'Europe à adopter des technologies peu émettrices et enfin, d'assurer que le prix des produits importés reflète mieux leur contenu en carbone.

Il est destiné à être une « solution de substitution » aux mesures en vigueur concernant le risque de fuite de carbone dans le système de quotas d'émissions actuel au sein de l'Union européenne (UE), en appliquant des règles équivalentes pour les produits importés. L'importateur d'une marchandise doit ainsi acheter des certificats MACF, dont le prix est assis sur le prix du carbone en vigueur au sein du SEQE, après déduction du prix éventuel payé pour le carbone utilisé pour la production de cette marchandise dans un pays tiers.

Une période transitoire est prévue de 2023 à fin 2025, au cours de laquelle aucun ajustement financier n'est requis. Au-delà, une période de 10 ans est envisagée au cours de laquelle, les allocations de quotas de CO2 à titre gratuit sont progressivement supprimées pour les secteurs couverts par le MACF.

Le MACF serait alors « réduit proportionnellement à la quantité de quotas alloués à titre gratuit dans un secteur donné ».

Hors production d'électricité, quatre grands secteurs industriels concernés initialement par le MACF

7-Emissions kT CO2 par an
Source : Infographie Crédit Agricole

Au départ, les secteurs concernés seraient le ciment, la production d'électricité, les engrais, le fer et l'acier, et l'aluminium. Ces secteurs ont été choisis en raison d'un risque jugé élevé de fuite de carbone mais également pour la faisabilité administrative de la mise en place d'un tel système. Seules les émissions directes, c'est-à-dire celles « résultant des processus de production des marchandises, sur lesquelles le producteur exerce un contrôle direct », seraient initialement prises en compte. Dans un premier temps, les produits finis ou semi-finis ne seraient pas couverts, afin de maintenir une simplicité de mise en œuvre.

Après une période transitoire, et évaluation plus approfondie, le MACF devrait s'appliquer aux émissions indirectes (5)  de manière à être cohérent avec le SEQE.

Mécanisme ajustement carbone aux frontières
Source : Infographie Crédit Agricole

À ce stade, les secteurs du raffinage, du verre, de la pâte et du papier, des produits chimiques organiques… qui représentent 53% des émissions industrielles de l'UE (hors production d'électricité) ne sont pas couverts par la proposition de la Commission européenne.

En matière d'efficacité, l'étude d'impact de la Commission a montré que ce mécanisme devrait « réduire les émissions dans les secteurs de l'Union couverts par le MACF dans une mesure supérieure à ce qui serait possible avec le renforcement des ambitions et l'allocation de quotas à titre gratuit ».

La proposition est actuellement examinée par le Parlement européen. Certains points font l'objet de discussions, comme l'étendue sectorielle du mécanisme (produits chimiques organiques, hydrogène, polymères, etc.), la prise en compte du coût de l'électricité dès la phase initiale (après la période transitoire), ou encore la durée de réduction des quotas attribués à titre gratuit (certains membres souhaitent une extinction complète très rapide, de 2025 à 2028).

MACF : des enjeux pour les entreprises industrielles

À travers cette proposition (6), il ne s'agit pas à proprement parler de taxer, mais d'introduire un coût du carbone pour les produits importés, qui vont payer le même prix du carbone que les produits fabriqués en Europe. Le mécanisme devra aussi être compatible avec les politiques de l'UE (7), et les règles de l'OMC.

 Cette proposition soulève plusieurs enjeux parmi lesquels :
Comment maintenir la compétitivité à l'export des entreprises industrielles qui, pour leur production, portent un coût du carbone accru ? À l'inverse, toute exemption de ce coût carbone à l'export ne serait pas vertueuse en matière de transition vers le bas-carbone.   
Comment prendre en compte, à terme, le contenu carbone des produits finis ou semi-finis ?
Qui paie en bout de chaîne le prix lié au carbone ? Sans doute, pour une bonne part, le destinataire final. Mais les recettes obtenues par ce mécanisme serviront notamment à rembourser la dette née du plan de relance européen NextGenerationEU, dont une part importante est dévolue à la transition écologique.
Quels seront les impacts sur la demande et l'activité des industriels des différents secteurs, en particulier pendant la période au cours de laquelle les quotas gratuits seront progressivement supprimés ? L'étude d'impact de la Commission européenne anticipe, dans son scénario préférentiel, des impacts réduits :

Impact MACF sur la production des secteurs
Source : Infographie Crédit Agricole

Comment mettre en œuvre et « réussir » une « diplomatie climatique » comme le suggère la Commission européenne, ce qui permettrait d'engager l'ensemble des pays tiers dans la transition écologique ? Comment également éviter que les pays tiers n'affectent prioritairement les produits de leurs usines « propres » aux marchés les plus exigeants en matière environnementale sans rénover l'ensemble de leur outil de production ?
Comment les pays émergents peuvent-ils gérer le coût de cette transition, alors que leurs industries exportatrices pourraient être affectées ?

Pour les entreprises européennes, si l'enjeu de compétitivité restera important avec une base de coûts initialement augmentée, leurs investissements dans des outils industriels peu émetteurs de CO2 ou encore la mise en place d'une politique d'éco-conception de leurs produits sont sans doute autant pour elles de facteurs de compétitivité à long terme, sous réserve de la disponibilité de technologies abordables.

Impact du MACF - Indicateur macro
Source : Infographie Crédit Agricole

 

(1) Dans ce système, les unités productrices d'électricité et de chaleur et les installations industrielles à forte intensité énergétique reçoivent ou achètent des quotas d'émission (« quotas carbone ») pour couvrir leurs émissions et qu'elles peuvent échanger. Le nombre de quotas autorisés chaque année est limité par un plafond décroissant au cours du temps. Ils peuvent être attribués gratuitement ou par enchères.
(2) Qui inclut notamment une baisse accentuée du nombre de quotas disponibles chaque année.
(3) Qui rend le charbon plus attractif pour la génération électrique, provoquant une mobilisation des centrales à charbon supérieure à l'année dernière (surtout en Allemagne), alors qu'il est plus émetteur de CO2.
(4) L'anticipation du prix d'un bien (ici le prix du carbone attendu en hausse) est réputée avoir un impact plus ou moins conscient sur les décisions d'investissements ou de consommation.
(5) « Émissions résultant de la production de l'électricité, du chauffage et du refroidissement, consommés lors des processus de production des marchandises »
(6) Qui a fait l'objet d'un accord le 15/03/2022 par le Conseil de l'Union européenne. La question de la suppression progressive de l'allocation des quotas à titre gratuit reste toutefois ouverte, ne faisant pas partie du projet de texte juridique. Il en est de même pour la question de la limitation des fuites de carbone potentielles liées aux exportations.
(7) Par exemple, le SEQE qui reste en vigueur.